Le CD Wameed de Kamilya Jubran et Werner Hasler montre qu’une musique dite «moderne» peut très bien avoir une identité «orientale» forte.
Ghareeba
Etrangère dans ce monde, dans ce monde étrangère
Dans cet exil une solitude cruelle, une désolation pénible
Qui me fais toujours penser à une patrie féerique qui m’ est inconnue
Et qui peuple mes nuits de songes d’une lointaine contrée jamais aperçue
Etrangère dans ce monde
J’ai voyagé de part l’orient et l’occident
Sans trouver ma patrie
Ou quelque personne qui me reconnaisse
Ou qui ait entendu parler de moi
Gibran Khalil Gibran
Wameedd est un album aux facettes musicales et sonores multiples. Onze poèmes de langue arabe auxquels l’on a attribué par un long travail créatif, le ton juste, l’émotion appropriée. La voix de Kamilya Jubran en est le centre, elle fait renaître les poèmes dans toute leurs dimensions poétiques, leur donne corps et âme, tout en gardant un lien profond avec leur caractère historique. Dans le respect de la tradition du chant arabe, Kamilya Jubran joue avec les mots et les syllabes, ralentit, accélère et modifie les sons, luttant ainsi pour l’indépendance et l’autonomie de chaque note, loin de tout orientalisme simplificateur.
Werner Hasler quant à lui enveloppe chaque chanson de Kamilya Jubran de nouveaux sons, sans jamais vouloir se mettre au premier plan. Ces sons proviennent d’un synthétiseur analogue KORG ms2000r et d’échantillons sonores enregistrés. Les bruits et fréquences qu’il produit vont dans tous les sens, passent d’un haut-parleur à l’autre, ralentissant parfois le rythme et se jouant du chant de façon polyrythmique. Hasler, le trompettiste, sait parfaitement comment soutenir la voix. De temps en temps, il l’attaque, la fait brièvement passer à l’arrière-plan, alors qu’à d’autres moments, il semblerait presque vouloir se rapprocher de la musique pour «dancefloor». Il crée ainsi une tension pour ensuite reprendre sa place derrière la voix, dans une entière confiance en la voix de Kamilya et en la force de cette évocation musicale minimaliste et intime. Werner Hasler joue ainsi un rôle de fin coloriste sur l’ensemble de l’album. L’oud, le luth arabe, est utilisé avec parcimonie. Ce n’est que dans des compositions plus récentes comme «al-mawjatu taa’ti» ou «Ankamishu» que Kamilya Jubran met son instrument un peu plus en avant.
Ainsi naît une musique forte et autonome, dynamique, précise et floue à la fois. Discrète sur le fond, ludique dans le détail et les sons intermédiaires. Une musique minimaliste et pourtant riche, toujours centrée sur le texte.
Wameedd illustre bien à quel point les musiciens ne sont pas enfermés dans leur propre culture, mais qu’ils subissent seulement plus ou moins son influence. Ils recherchent l’inspiration et des partenaires musicaux tant dans leur environnement proche que sur un plan plus global pour pouvoir créer une musique très proche du monde et aussi très proche d’eux-mêmes.
Les musiciens
«Le fait que je suis européen et que Kamilya Jubran vient du monde arabe a certes son importance dans Wameedd, mais au fond, il s’agit de rester soi-même. Nous avons tous deux une façon très personnelle et peu compatible avec le goût des masses de voir nos cultures et origines respectives. A travers les chansons de Kamilya, je cherche mon propre chemin musical et elle, le sien. Nous recréons ainsi à chaque fois de nouvelles situations musicales passionnantes. Certaines ont un fond culturel, d’autres se basent plutôt sur nos préférences personnelles. Nous sommes mus par le même esprit de recherche. Il n’existe pas de modèle quant aux rôles à jouer sur ce chemin, il se crée en fonction d’une réflexion intense et critique.» Werner Hasler
«Bien que Werner Hasler fasse de la musique électronique, il est avant tout un musicien de jazz. En tant que trompettiste, il est très proche du chant. En même temps, il reste très critique face à ses propres créations électroniques. Le fait qu’il connaissait peu la musique arabe avant notre rencontre et n’avait donc pas d’idée préconçue à son sujet est un avantage à mes yeux. En effet, si je veux remettre en question et explorer le son et la structure du chant arabe, je dois pouvoir travailler librement et de façon indépendante, ce qui est possible avec Werner. Nous faisons preuve d’esprit critique envers notre travail et apprenons l’un de l’autre. Avec Wameedd, nous abordons un terrain musical sans références ni modèles. Nous cherchons un nouvel espace musical commun, dans lequel nous pouvons évoluer sans craintes». Kamilya Jubran
Wameedd est sorti chez UNIT Records, le label du musicien zurichois Harald Härter, guitariste de jazz de renommée internationale et sera distribué en France par «Abeille». Cette musique laisse entrevoir la possibilité d’un échange culturel égalitaire, tout en montrant qu’une musique dite «moderne» peut très bien avoir une identité «orientale» forte.
Ankamishu
je me serre
contre mon géminé invisible
détrônant mes rêves
dénudant de la certitude mes pensées
abandonnant les détails des désirs et tentations
renonçant à mes obsessions
je me mets à nu
dénudée de la peau, de la chair, des os
d’un nom, d’une appartenance
de mes lignée et filiation
je quitte les débris des cellules
le contour de l’ombre
embrassant le diamant de l’éclipse
où loup et proie se confondent.
Aicha Arnaout
Il est vrai qu’aujourd’hui, l’accélération de la globalisation culturelle suscite un intérêt croissant pour les musiques issues de cultures différentes, ce qui entraîne une augmentation du nombre d’échanges interculturels. Le répertoire n’est cependant pas étendu, mais plutôt standardisé. Il faut que ce soit vendable, raison pour laquelle on met sur le marché des musiques traditionnelles et passe-partout, des projets qui ne risquent pas de froisser le monde politique et des rythmes électroniques adaptés aux pistes de danse ou bars dans le style «ambient-lounge» avec juste ce qu’il faut d’exotisme. Cette évolution a malheureusement lieu, plus que jamais, au détriment des véritables musiques traditionnelles, profondes et dérangeantes, compréhensibles du seul connaisseur, et des projets musicaux d’avant-garde. C’est pourquoi, Wameedd, le premier CD de Kamilya Jubran et de Werner Hasler est une véritable lueur d’espoir, et ce à bien des égards.
Al-shaatté al-akhar
Nous peuple de l’autre rive
Défions le destin avec notre sang
Nulle main ne peut nous oblitérer
Tout ce qui enivre l’âme et la porte à l’extase
Est enfanté par nos mouvements
Nous peuple de l’autre rive
Prisonniers de notre labyrinthe
Le sable du temps se perd entre nos doigts
Nous avons refusé d’être prisonniers de nos rêves
Bien que nos coeurs en soient pétris
Dimitri T Analis
Biographies
Kamilya Jubran est née en 1963 à Saint-Jean-d’Acre en tant que Palestinienne avec un passeport israélien. Son père, Elias Jubran, est fabricant d’instruments traditionnels et professeur de musique. Il l’initie à la musique égyptienne à travers Oum Kalthoum, Sayyed Darwich et Mohammed Abdel Wahab, ainsi qu’à la musique de la grande Syrie et à la musique populaire de son propre environnement social. C’est surtout Sayyed Darwich qui influencera Kamilya, lui qui, au début du XXe siècle déjà, a mêlé les harmonies occidentales aux formes musicales arabes et a décrit dans ses poèmes la vie quotidienne du peuple égyptien par des mots et des métaphores différenciés.
En 1982, Kamilya Jubran rejoint le groupe palestinien «Sabreen» comme chanteuse et joueuse d’oud et de qanoun. Pendant vingt ans, ils se produiront dans de nombreuses villes et villages palestiniens, ainsi que dans d’autres villes et métropoles dans le monde. Avec «Sabreen», elle produit quatre albums et quelques-unes des chansons les plus originales de la musique arabe contemporaine. Le questionnement de Kamilya Jubran sur les composantes, l’atmosphère et le rôle de ses chansons évolue et s’intensifie. Sur invitation de Pro Helvetia, la fondation Suisse pour la culture, elle se rend en Suisse au printemps 2002 et plus précisément à Berne: d’une province arabe à une province européenne pourrait-on dire….
Là, elle rencontre Werner Hasler, un trompettiste formé à la Swiss Jazz School de Berne, mais qui lorgne depuis toujours au- delà des frontières du jazz. Werner Hasler est né en 1969 au Liechtenstein. Il participe aux tournées de groupes et musiciens de renommée internationale comme The Nits, William Bell et Eddy Floyd. À Berne, il intègre le groupe «Tonus» de Don Li, où il expérimente des mesures impaires, polymériques et polyrythmiques. En 1997, il fonde son propre groupe «Manufactur» avec les musiciens suisses Oli Kuster (electronics), Urban Lienert (basse) et Dominik Burkhalter (percussions). «Manufactur» mélange les formes, mêle musique électronique et jazz contemporain en glanant au passage des bribes de différents styles de musique populaire. Le groupe créé ainsi une architecture sonore qui oscille entre composition et improvisation. En 2005, Werner Hasler produit, en collaboration avec Sunao Inami, musicien et designer sonore japonais, l’album interactif «Transmit» (Label manufactured audio) et à l’automne 2005, il publiera le troisième album de «Manufactur» intitulé Rong Dob (Label rent a dog, rad 2008-2, AL! VE (D), Musikvertrieb (CH)). Werner Hasler est un observateur critique et précis des développements politiques, sociaux et culturels. Sa rencontre avec Kamilya Jubran lui permet d’aborder la culture du Moyen-Orient sans parti pris. Dans l’intervalle et pendant un séjour au Caire, Werner Hasler a travaillé avec des musiciens et artistes égyptiens. n
Ayna tantahi ?
où fini la vague
où commence l’océan?
où se limite le corps
où s’entame l’ombre?
où s’estompent les ténèbres
où s’esquisse la lumière?
les mots respirent au-delà de leurs contours
les sens se replient, se déplient
un cercle
dont le centre est nulle part.
Aicha Arnaout
Kamilya Jubran et Werner Hasler se rencontrent pour la première fois à Berne en 2002. Leur intérêt réciproque pour l’approche musicale de l’autre les pousse assez vite à collaborer. Tous deux s’intéressent aux détails dans la musique. Tous deux aiment une musique réduite à l’essentiel, mais qui véhicule néanmoins des émotions et des sentiments profonds. Werner Hasler est fasciné par la profondeur et la diversité de la voix de Kamilya Jubran, par son ambition artistique et son caractère exigeant. Elle est à la recherche d’une nouvelle expression musicale et veut placer sa voix et les poèmes d’auteurs arabes tels que Khalil Gibran, Paul Shaoul, Fadel al-Azzawi, Aicha Arnaout et Dimitri T Analis dans un nouveau contexte musical. En Werner Hasler, elle a trouvé son partenaire musical idéal.
En collaboration avec l’artiste visuel bernois Michael Spahr et la bassiste parisienne Sarah Murcia, avec qui Kamilya Jubran avait déjà travaillé à l’époque de «Sabreen», un premier projet intitulé «Mahattaat» (Stations) prend forme. En quatuor, Kamilya Jubran et Werner Hasler peuvent tester en public leurs premières compositions communes: «Ghareeba», «Amshi», «Nafad al-Ahwal 2» et «al-shaatté al-akhar». Hormis ces nouvelles compositions, le groupe interprète surtout des chansons de «Sabreen» et de Kamilya Jubran. La première de «Mahattaat» a lieu au théâtre Schlachthaus de Berne en automne 2002. Lors de la tournée en Égypte où ils se produisent au Caire, à Alexandrie et à Minya, les réactions sont mitigées. Une partie du public égyptien est gênée par l’électronique, les images vidéo et la manière moderne dont Kamilya Jubran interprète les textes et la musique de musiciens égyptiens de légende tels que Sayyed Darwich ou Oum Kalthoum. Une autre partie du public en revanche, principalement les jeunes artistes de l’avant-garde, est enthousiaste car ils reconnaissent enfin une musique à la fois très moderne et très arabe. En règle générale, dans les projets qui associent musique électronique et musique arabe, l’on constate exactement le contraire: les rythmes électroniques dominent et on les saupoudre de mélodies orientales douceâtres et simplistes dans le style «Buddha Bar». Après l’Égypte et la Suisse, les quatre musiciens se produisent également à Berlin, Hambourg, Göteborg, Ljubljana, Tunis et Paris. Werner Hasler et Kamilya Jubran décident alors de poursuivre leur collaboration et d’affiner leur recherche tout en continuant à rechercher l’essence de leur vision musicale encore mal définie.
Al-hubb Assa’b
J’ai un mal de tête terrible
Et je sens mon œil aussi lourd qu’un roc.
Je ne perçois plus bien
Et j’ai perdu le goût du manger
Ma soupe pèse autant qu’un éléphant
La vérité est oppressante
Peut-on cacher le soleil avec un tamis
On m’a tuée, oui on m’a tuée
Je fus sacrifiée
J’attendais mon tour
Je me désintégrais toute entière
Oui On m’a tuée
La guerre est moins rude que l’amour
sawsan darwaza
* tous les poèmes cités sont chantés par Kamilya Jubran sur le CD Wameedd